Chronique 

Et les enfants vivants

« Des monstres ! » Peut-être que les parents de la petite martyre sont des monstres, mais il se pourrait aussi que ce soit des humains en détresse psychologique, avec de faibles aptitudes parentales et une propension à la violence acquise en cours de route, une route chaotique, sans doute.

Ils ne feront plus de mal, la fillette ne souffrira plus jamais. Mais les autres enfants, les vivants, pourrait-on leur offrir un peu de cette formidable vague d’amour et d’indignation qui a traversé la province ces dernières semaines ? Pour une enfant morte, des milliers subissent des mauvais traitements, souffrent de négligence chronique, sont privés de services essentiels à leur développement et risquent de répéter les sévices dont ils sont eux-mêmes victimes aujourd’hui. On ne s’en émeut guère. Une monstrueuse insouciance, non ?

Les chiffres ne mentent pas, les statistiques se servent froides comme la vérité : nos enfants, on s’en sacre.

Et je ne parle même pas de la dette environnementale catastrophique que nous leur laisserons, juste des services de base que nous leur offrons au quotidien…

Dès le CPE, on les confie à des éducatrices sous-payées, des professionnelles soumises aux coupes à répétition d’un gouvernement qui a engrangé des milliards. Les nouveaux élus vont-ils réinvestir dans ces centres de la petite enfance qui ont mille fois fait leurs preuves ? Mais non, on va développer les « maternelles 4 ans ». Quelle belle façon d’imposer une solution à un problème inexistant, ou de créer de nouveaux problèmes. Pendant qu’ils chercheront des enseignants et construiront de nouvelles classes, les enfants du primaire croupiront dans leurs locaux désuets et les CPE continueront de faire des pieds et des mains pour préserver un fonctionnement précaire.

D’ailleurs, dans ces écoles trop souvent décrépites, on va manquer d’enseignants pour remplacer les professeurs surmenés qui décrochent en masse. En 15 ans, le nombre de nouveaux étudiants en éducation n’a jamais été aussi bas. Un peu partout au Québec, on appréhende une grave pénurie. Pour ne rien arranger, selon les différentes études que l’on consulte, on estime que de 20 % à 25 % des profs quitteront la profession dans les cinq premières années d’exercice. Wow, nous ne sommes même pas en mesure d’offrir des conditions et un milieu de travail intéressants aux pédagogues qui éduquent nos enfants. Après leur avoir retiré l’aide des professionnels de soutien, leur avoir imposé toujours plus d’élèves en classe, et toujours plus d’élèves avec des « plans d’intervention » pour être bien certain que les enseignants ne consacrent pas trop de temps à l’enseignement, on s’inquiète de ne pas voir la relève répondre à l’appel de la vocation…

Il n’y a pas que la santé mentale des profs qui devrait nous inquiéter. Celle de nos jeunes aussi.

L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) vient de nous apprendre que le taux d’hospitalisation des enfants et des adolescents âgés de 10 à 19 ans admis pour des tentatives de suicide a plus que doublé entre 2007 et 2017. Ça devrait nous alerter, faire les manchettes, nous mobiliser pour quelques mois, non ? Non.

Passons aux centres jeunesse. Elle a bon dos, la DPJ ! Je suis travailleur social. J’ai œuvré en prévention du suicide, auprès de personnes vivant avec un trouble de santé mentale, auprès de victimes d’actes criminels, mais je n’ai jamais envisagé de travailler pour la protection de la jeunesse, jamais ; je n’ai pas ce courage. Plus de 100 000 signalements par année, des délais de traitement, des réformes en série et des tragédies qui vous tordent les tripes tous les jours. Mes collègues en sortent brûlés, enchaînent les dépressions, encaissent les critiques les plus injustes. Mon ami Martin arrive encore à en rire : « Les gens qui nous insultent ne sont jamais ceux qui deviennent familles d’accueil, qui font des dons à la Fondation du Centre jeunesse, même pas des Parents-Secours. Ils font juste des vox pop et des statuts indignés sur les réseaux sociaux pendant qu’on se démène pour aider le plus d’enfants possible. » T’es stressé, mal payé, tu ne voudrais pas faire autre chose, Martin ? « Tu sais, quand t’aides une famille pour vrai, qu’un enfant retrouve une vie normale après des années d’intervention, ça vaut la peine. Beaucoup de peine ! » Comme tous ses collègues, Martin souffre de la mort de la fillette de 7 ans, mais serre les dents et retourne travailler.

Plus jamais ça ? Vraiment ? Alors il faudra admettre que la sécurité et la qualité de vie de nos enfants passent aussi par les conditions de travail des éducatrices, des enseignantes, des travailleuses sociales. Et de leurs collègues masculins, trop peu nombreux.

Quand on travaille avec des humains, on ne peut pas toujours en faire plus avec moins. Des choix de société s’imposent. Il faut chialer, revendiquer, manifester et voter en conséquence.

Les meurtres d’enfants sont rares ; les sévices physiques et sexuels, la négligence et les mauvais traitements de tout ordre le sont beaucoup moins. Il faut tout un village pour élever un enfant, et il faut toute une société pour le laisser mourir. Où était la DPJ, où étaient les intervenants ? Pourquoi les profs n’ont rien vu, n’ont rien fait ? Ils étaient débordés, comme d’habitude.

L’auteur David Goudreault est l'un des quatre chroniqueurs invités à qui La Presse offre, en alternance, une tribune chaque dimanche ce printemps. Ne manquez pas ses chroniques et celles de l'artiste multidisciplinaire Simon Boulerice, de la rappeuse Jenny Salgado et de la journaliste et animatrice Noémi Mercier.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.